Saïd Abass Ahamed, expert en leadership, souligne ce qui fait un leader aujourd’hui, et explique pourquoi, au final, nous avons besoin de davantage de personnes responsables que de leaders.
PAR P.E.I. Photo: Maonghe M. | ILLMATIK N°1
Qu’est-ce qui pousse un individu à agir de la manière dont il agit ? Quelle est la logique qui amène telle personne à prendre telle ou telle décision ? : Ce questionnement guide, depuis 1994, le parcours du professeur Saïd Abass Ahamed, spécialiste en leadership et doctorant en sciences politiques (Il termine actuellement un doctorat intitulé Démocratiser en temps de guerre : le rôle des Nations Unies et de l’Union Européenne dans la transition congolaise de 1996 à 2006.). Originaire des Comores, de par ses parents, Saïd Abass Ahamed a grandi à Dunkerque, dans le nord de la France. S’il y a étudié le droit public et le droit européen, son intérêt pour l’Afrique ne l’a jamais quitté au point qu’il a tout fait pour aller travailler sur le continent, à Arusha en Tanzanie refusant même une bourse pour travailler sur les fonds européens de développement régional. Le génocide au Rwanda de 1994 l’avait profondément marqué. Il ne comprenait pas comment des hommes étaient capables de faire cela. Il voulait comprendre, savoir. Cette interrogation l’a poursuivi et poussé à chercher un stage, qu’il a obtenu, au tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) basé donc à Arusha. En Tanzanie, Saïd travailla au bureau du procureur du TPIR. Il y assista un avocat général dans le procès Théoneste Bagosora & Aloys Simbas, initia des conférences débats sur les questions majeures de la justice pénale internationales mais surtout travaillait sur le sujet suivant « Comment le ministère public réfléchissait à poursuivre les génocidaires ». C’est ainsi qu’il comprit comment ce qui s’était passé au Rwanda continuait au Congo voisin.
Dans sa quête de compréhension, il soumit à l’université Panthéon-Sorbonne à Paris, un projet de thèse, accepté. Ayant obtenu une bourse d’excellence de l’agence universitaire de la francophonie pour ce projet, il lui a été demandé, avec cet octroi, d’enseigner les relations internationales africaines et la méthodologie de la recherche en sciences sociales à l’université catholique de Bukavu, en République démocratique du Congo, à partir d’octobre 2005. Une fois au Congo, tout en enseignant, il poursuivit ces recherches et eut l’opportunité de participer, dès 2006, au projet «Initiative pour un Leadership Collaboratif et la Cohésion de l’Etat en RDC » (ILCCE) initié par Howard Wolpe, l’envoyé spécial américain dans la région des Grands Lacs. A travers ce projet diplomatique, Saïd Abass (avec d’autres intervenants) facilita la construction de la cohésion du leadership politique et militaire en République Démocratique du Congo, en partenariat avec l’Institut de Recherche et d’Enseignement de la Négociation en Europe (ESSEC-IRENE). Et apporta à toute la classe politique congolaise d’alors les outils théoriques et pratiques afin qu’ils les mettent en œuvre dans leurs situations particulières.
Formé à la résolution de conflits et à la construction de la paix à l’American University de Washington, DC, aux Etats-Unis, il est également aujourd’hui, en plus d’être enseignant dans différentes écoles (Rouen Business School, Institut d’Etudes Politiques de Lille), consultant en résolution de conflits et en renforcement des capacités. A ce titre, il intervient régulièrement pour le PNUD (Le Programme des Nations Unies pour le développement), l’UNITAR (Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recherche), des ONG nationales et internationales dans un certain nombre de pays d’Afrique dont la République Démocratique du Congo, pays dans lequel il se rend plusieurs fois par an et entretient une relation continue avec les leaders politiques et économiques locaux ainsi que les acteurs de sa société civile.
C’est d’ailleurs entre deux missions en RD Congo et en Afrique de l’Ouest pour le compte de Thinking Africa (l’institut de recherche et d’enseignement sur la paix qu’il vient de créer), qu’Illmatik a rencontré Saïd Abass Ahamed. Dans cet entretien, il nous expose les enjeux du leadership africain et nous explique pourquoi au final, nous avons besoin de davantage de personnes responsables que de leaders.
Quels sont les mythes et réalités du leadership africain ?
Il faut avoir en tête que le leadership africain n’est pas défaillant en soi. Il faut arrêter de penser, qu’en termes de leadership, les africains sont idiots ou ne sont pas bien formés. Il faut enfin, et simplement, comprendre qu’il y a des choix politiques qui s’opèrent, et ces choix politiques ne sont pas toujours dans l’intérêt des peuples.
Je vous donne un exemple. Dans les années 1970, Thomson-CSF, une société française d’électronique professionnelle, avait négocié avec le gouvernement zaïrois pour introduire la téléphonie dans le pays (aujourd’hui République démocratique du Congo). M. Mboso, qui était alors directeur de cabinet du premier ministre zaïrois, Kengo Wa Dondo et avait suivi ce dossier, expliqua qu’ils avaient très bien négocié. Mais le président français d’alors, Valery Giscard d’Estaing, mécontent parce que la France n’avait pas obtenu ce qu’elle voulait, avait appelé le président du Zaïre, Mobutu, pour lui dire ceci : « Tes petits là posent problème, qu’est-ce qu’on fait ? ». Mobutu a ainsi demandé à ses « petits » de laisser tomber et de donner aux français ce qu’ils demandaient.
Il faut aussi constamment avoir à l’esprit qu’il y a des administrations qui sont totalement désorganisées. Comment être efficace dans ce cas ? Prenons l’exemple des Comores. L’Union des Comores, c’est un petit pays insulaire, extrêmement pauvre, sans beaucoup de ressources. Là où il faut trois négociateurs, il n’y en a qu’un. Comme il est tout seul, il n’a pas le temps de lire ses documents. Lorsque ce négociateur doit se rendre à l’Union européenne, à Bruxelles, pour négocier au nom des intérêts de son pays, il a en face de lui, 17 négociateurs, tous aussi compétents les uns que les autres. Il ne fera pas le poids.
Le leadership africain est complexe et comporte des spécificités selon les pays, parce que les problématiques sont différentes d’un Etat à un autre, parce que le niveau de compréhension des enjeux varie en fonction des pays aussi. La principale difficulté du leadership africain, selon mon expérience dans les pays en conflit, est la destruction de la confiance. Ce sont des responsables qui font confiance à tout le monde sauf à leurs collègues et à leurs équipes, de sorte que nous avons des formidables machines à perdre collectivement et à gagner tout seul.
En tant qu’expert, quelle est la valeur ajoutée que vous apportez aux leaders ou futurs leaders ?
Pour apporter quelque chose en plus, il faut d’abord identifier les besoins : Qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce que c’est vraiment ça que vous voulez ou est-ce que c’est autre chose ? En fonction des besoins, on élabore ensemble un syllabus, c’est-à-dire un curriculum de la formation. Et ce curriculum est adapté en fonction des situations. On apporte donc des outils appropriés et personnalisés à partir d’un besoin identifié. Mais au-delà des outils, en tant qu’expert, notre valeur ajoutée réside dans notre capacité à articuler la vision technique avec la vision politique.
Dans le cas de la RD Congo, par exemple, on peut former des gens mais le plus important n’est pas là. Le plus important est de s’assurer que les politiques croient aux techniciens. Combien de fois, nous avons vu des techniciens, qui avaient fait du bon boulot, être désavoués par les politiques ? C’est ça la machine à perdre collectivement. Un technicien qui aura été trahi plusieurs fois par son gouvernement est quelqu’un que l’on peut acheter facilement. Parce qu’il se dit : « A quoi bon que je me donne du mal, si à chaque fois que j’obtiens le meilleur accord, non seulement, il n’y a pas de reconnaissance, mais en plus on me contredit ».
L’expert en leadership, pour moi, est comme un professeur de sports. Je peux vous dire : « voilà là où vous pouvez aller, voici ce que vous pouvez faire, si vous suivez mes instructions ». Après, si vous ne soulevez pas les haltères, vous serez toujours au même niveau. Et pour soulever les haltères, et c’est là la vraie question, c’est une question politique : C’est comment faire pour qu’il y ait une vraie cohésion au niveau politique ? Qu’est-ce qu’une vision ? Comment partage-t-on une vision ? Comment mène-t-on le changement dans une situation de chaos ? Comment mène-t-on le changement dans un pays sous-administré ou chacun pense seulement à son intérêt immédiat?
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